Le défi à JE

« Si JE parviens à enjamber d’un pas cette grande tache bleu ardoise informe et prisonnière, sans me tremper ni m’éclabousser, ni surtout … surtout, provoquer le moindre frémissement de sa surface et brouiller ainsi sa limpidité, alors, comme un défi je me lancerai ! … et je sortirai les mots. »

J’écrirai comme je dépose mes touches de peinture à l’huile… j’écrirai comme je vois, avec mes mots et avec mes couleurs.
Ecrire.
J’entends déjà comme une chanson, comme une berceuse, les sons pigmentés qui chaloupent entre mes oreilles. C’est agréable.

« Si JE parviens à enjamber d’un pas cette grande tache bleu ardoise informe… »
A cet instant, je ne dois plus réfléchir, mais me souvenir du pinceau lorsque je le tiens, de la confiance dans ma main lorsqu’elle assure la trace de la couleur. Je reste là, concentrée comme devant la toile vierge ; sentir le moment où je suis prête.
Ma jambe est partie comme un réflexe. L’impulsion qui a entraîné mon corps s’est déclenchée d’un coup sans que je le maîtrise ; c’était le juste moment !
J’ai survolé le bleu ardoise, les gris ont bougé suivant la direction inverse de mon saut, un trait rouge vif a traversé, des silhouettes blanches et lunaires sont apparues, et enfin, de nouveau le bleu gris mouillé ardoise.
Pas une vague et mes chaussures sont sèches.
J’ai réussi.
Mon défi est donc lancé.
Je vais écrire.
Peindre…
Dire…
Ecrire...
Depuis quelque temps je sens ce besoin.
Déjà au fil des ans, l’envie grandissante de parler m’a gagné comme si le seul acte de peindre ne pouvait garder le secret de mes yeux.
Les mots au sortir de ma bouche ; j’ai appris à les dire, à les articuler, mais parfois ils viennent de si loin qu’ils arrivent épuisés au bord de mes lèvres et ne se suffisent pas. Ils ont perdu l’émotion et leur puissance en route. Ils ne sont déjà plus d’actualité lorsqu’ils se présentent. Je me sens triste alors, et je protège cette petite tache orange brûlé ou bleu-vert lumière dans mon jardin.
Il est fréquent qu’elle pointe son museau dans un coin de toile, subrepticement elle apparaît comme un pied de nez et je souris en la reconnaissant. Elle finit par prendre place dans ma vie et dans celle de ceux qui regardent mes peintures. Pour autant, elle ne livrera que rarement son sentiment, ou du moins bien peu des regards qui la croisent ne reconnaîtront l’origine de sa présence, flottant dans un océan chamarré et poudreux, exposé sur le mur d’une galerie.

La grande tache bleue est toujours devant moi et mon changement de place me livre d’autres surprises : un vert sombre a envahi l’espace comme venu d’un sac de jute percé, un filet laiteux traverse de part en part la surface, le trait rouge vif s’est perdu sur la grève en zigzaguant… Un nuage passe. Une pointe aubergine s’installe.
Je fige cette image.
Je l’infuse.
Je l’ancre.

Mais à tout cela, les minutes qui passent sont insensibles.
Un jogger ignorant tout de son incorrection a mis ses deux pieds dans la flaque, méthodiquement l’un après l’autre, tranquillement, sans imaginer un seul instant les conséquences de son passage.
Le temps d’écrire ces mots et tout n’est que souvenir imparfait, évanescent.
La brutalité et la soudaineté m’ont surprise, j’ai senti une pression au fond de moi qui étouffait ma révolte de voir cette œuvre spontanée s’évanouir.
Quoi qu’il en soit ; comme après une réplique de Tsunami, il reste une mare brouillée, d’une couleur indéfinissable, marronnasse, grisâtre, glauque, encore vacillante, saumâtre et des alentours ravagés.
Les yeux toujours fixés sur la grande tache, j’observe déjà que de part et d’autre, sur le fond noir et terre brûlée du bitume environnant, mille gouttelettes luisantes et argentées pétillent. Elles retiennent après leur atterrissage quelques brisures de feuilles roussies et racornies par le gel. Frondeur, le bleu opiniâtre réapparaît doucement laissant deviner des petites coupures rouge cramoisi se déguisant rapidement en miettes grises, en déchirures acier. Aurait-il souffert de ce piétinement sauvage et délibéré ?

J’appréhende maintenant que chaque personne approchant, ne provoque par son insensibilité un nouveau naufrage pictural. Il me faut m’asseoir, regarder, attendre, devancer, impatiente de retrouver la première harmonie.

En vain.
L’heure n’est pas à la solitude. Trop de similis joggers.
Et la flaque redevient une flaque.
La magie s’estompe.

Déjà, quelque part en moi, la tache bleue et son souvenir confus entament une nouvelle vie et un jour, elle aussi sera prête au défi. Elle deviendra matière et couleur. Elle s’appellera d’un nom encore inconnu, et peut-être que le jogger anonyme et délictueux la regardera enfin avec émotion.