Je prends l’instant. Je vogue dans ma cinquantaine, parfois trop large ou trop étroite, douloureuse mais démesurément jeune encore.
Les « J’aurais dû… » résonnent comme des rêves que je n’ai pas atteint mais qui poindront un jour.
Leur jaune feu m’apparait, rythmés par des stries foncées, des arabesques bleu nuit.
Mon horizon se perd. Frissons.
Les distances se confondent.
Le temps s’effiloche.
Les rouges se transforment. Les verts s’éclaircissent. Les blancs m’échappent.
Mon regard se kaléidoscope.
La cuisine reste un lieu neutre dans lequel j’aime errer.
Posé sur la table, mon thé fume devant la fenêtre ouverte en grand. Il fait bon. Je sens l’air qui circule. Un frisson m’enveloppe, une caresse du vent, un nuage blanc ; la chevelure de mon ange qui m’effleure, et mes prunelles s’illuminent dans un brun chocolat épicé. Je m’échappe de moi.
Je m’abrite sous la touffe de trèfles pourpre à peine éclose puis me cache au milieu du cerfeuil en pot, posé sur le rebord de la fenêtre. De là, j’observe un pigeon mauve au col verdâtre qui fait sa ronde sur le mur nous séparant des voisins. Il me semble énorme sous mon toit de trèfles, le regard inexpressif, la superbe arrogante. Décidément, je n’aime pas ces oiseaux.
Mon bol bancal préféré en main, j’avale une gorgée de thé. Il est brulant. En soufflant doucement pour le refroidir, une foultitude de pépites d’or scintille comme des étoiles à la surface. Et puis comme attirées les unes par les autres, lorsque je cesse, elles se rassemblent de nouveau en une nébuleuse embryonnaire et brillante comme un soleil.
J’éteins la lampe car le jour se lève.
Une fois grillée, en croquant dans la tranche de pain aux noisettes, je regarde la tartine et la conséquence de la morsure : j’y vois un cochon, je tourne la tranche de pain et mords un autre bout… maintenant un fourmilier … pourquoi toujours un animal ? Aucune réponse cartésienne, mais ils m’apparaissent et se transforment au fur et à mesure de ma gourmandise. Tantôt lapin, dragon, écureuil, ours, c’est la parade du zoo du matin qui défile chaque jour. Ce jeu remonte à mes plus tendres années lorsque mes pieds ne reposaient pas encore par terre.
Je savoure cette position sous les trèfles, il y fait bon et la couleur pourpre et violacée des feuilles m’ouvre l’appétit. Elles se développent doucement pour faire un parasol au fil de la matinée. A la tombée du soir, ces mêmes feuilles deviendront papillons de nuit en se refermant sur elles-mêmes. Des petites fleurs roses humbles et délicates s’aventurent au milieu et sortent leurs têtes frêles de la potée.
Levant les yeux plus haut et plus loin, j’observe un long trait laiteux qui fend le ciel bleu, balayé par des voiles de tulle et une dentelle d’étoiles. Je pose ma tartine. Un point brillant avance vers moi. Mon regard s’y accroche. Je le prends en filature et suis sa trajectoire. Je décolle aisément. Je le rattrape sans peine. Je vole.
Je dégringole dans ma cinquantaine.
La canopée des nuages est lumineuse, éblouissante même. Le bleu infiniment uniforme. Le pigeon mauve est mort. Je prends cet avion en passagère clandestine, indécelable aux yeux des hôtesses et des passagers.
Le capitaine de bord ne me remarque pas davantage.
Les voyageurs semblent tranquilles.
Quelle est sa destination ?
Je suis la seule à l’ignorer, et mon plaisir est décuplé en imaginant atteindre un firmament.
Découvrir.
Contempler.
M’émerveiller.
M’effaroucher.
J’imagine des températures improbables, des ambiances secrètes, des couleurs inédites, des lumières insoupçonnées. Je rampe et glisse au long de l’aile gauche pour avoir le privilège de découvrir la première, cet endroit magique. L’air me fait fermer les yeux… noir… parcourue de frissons, impatiente d’identifier les particules caressantes d’un ailleurs encore irrévélé, de percevoir les modulations d’une langue impénétrable et des voix sibyllines.
Je me cramponne au métal gelé, ou peut-être est-il brulant et me languis de l’atterrissage, me nourrissant d’images intermittentes.
Je pense aux destins de ceux vers qui je vole et le mien surgit comme une goulée de souvenance.
Dans le ventre de ma mère ; quelques sons amortis, beaucoup d’intonations feutrées, probablement des lueurs ondoyantes… Et puis le jour, le grand jour où la lumière et les sons arrivent comme un mérou sortant de son trou.
Radical et presque violent
Irrévocable
Inaltérable
C’est un autre embarquement pour une destination inconnue et une destinée plus qu’indéterminée.
Il faut nous y accoutumer, apprendre, s’approprier, se familiariser avec les sentiments, les émotions ressenties et nourrir les échanges avec les êtres croisés sous peine d’être inadapté.
Pour moi, les couleurs et les lumières se succèdent bien plus que les sons: le jaune de ma chambre d’enfant, les placards bleu et orange de la cuisine, les petits carreaux en verre colorés de la porte de ma grand-mère. Petite, je ne pouvais atteindre que les deux du bas ; un bleu et un rouge… il me faudrait longtemps grandir pour un jour observer les repas de famille en vert et en jaune de derrière ce repaire.
Le vélo rouge avec encore des stabilisateurs. Le foulard noir à pois multicolores dont j’adorais m’affubler pour séduire le prince au cheval blanc qui viendrait m’enlever. La musique d’une petite danseuse en tutu qui tournait sur elle-même dans un piano vernis noir. Les roses du jardin, mi jaune mi rose, auxquelles j’offrais un tour de chant quotidien quand venait l’été et qui m’apportait une célébrité éphémère. La trottinette bleue qui me conduisait chez mes petites voisines au travers des allées de nos jardins respectifs. Les cerises répandues sur la pelouse, les baies rouge de cynorrhodons des églantiers sauvages. Bien plus tard, le pantalon vert pomme en velours uni, les chaussures jaunes vernies que j’arborais pour aller le dimanche à l’église. Les grosses fleurs orange sur le papier peint vert de ma chambre d’adolescente… Les tuniques indiennes violette ou fuchsia, les bracelets argent et ivoire qui cliquettent encore aujourd’hui à mes poignets.
A cette époque, en savourant durant la nuit le rythme des gouttes de pluie frapper le velux, j’ignorais la destinée de mon voyage. Elle se déroulait, jour après jour, de surprises en drames, d’apprentissages en découvertes. Mais toujours les couleurs… toujours… les lumières.
Les blouses de l’internat rythmaient le temps: une semaine rose, une semaine bleue. A défaut, du blanc!
Comment tout relier ?
… Le violet de la bruyère écossaise, une pochette des Floyd, le bleu d’une toile de Klein, le jaune souffre du lichen, le grenat des pivoines, le vert sapin puis tilleul des volets…une corniche de chambre dorée, un escalier rouge, un pull fuchsia, des yeux noirs, des taches de rousseurs, les premiers cheveux blancs.
Comment tout ordonnancer ?
Je connais cette sensation fulgurante, quand les souvenir et l’émotion m’envahissent et conduisent ma main à canaliser les pinceaux saturés de couleur. La crème huileuse qui s’étale, envahie l’espace offert et s’infiltre entre les touches de brosses, tel le pétrole lors d’une marée noire.
Je connais ce moment intime où j’ai l’impression d’être reliée au ciel, quand les souvenir semblent se déverser dans la hâte et le chaos sur un support prêt à les recevoir.
… Mer rouge envahissant le ciel blanc, recouvrant un sable rose ou une lune bleue. Personnages fantômes à qui seule la mémoire peut leur donner vie. Pierres noires et roches terreuses. Sève colorée, coulures… grattages… poudres intenses, brillants précieux.
Durant ces années je ne pensais pas à l’atterrissage.
Loin de moi.
Pourtant, depuis le premier jour de ma vie, chaque jour je prends un vol et j’atterris quelque part.
Peut-être que déjà à l’époque, peu importait l’endroit, tout comme aujourd’hui sur mon aile d’avion, l’essentiel étant d’y aller. Mais je reste impatiente tout de même et mon cœur bat quand j’imagine ce que je ne peux deviner.
Il me reste un bout de pain grillé. Je mords dedans. Un tout petit poisson se trouve au bout de mes doigts auquel il manque une nageoire. Mieux vaut n’en faire qu’une bouchée !
Ma vie se mord par morceau. J’ai par moment plus d’appétit qu’à d’autres. Je me sais gourmande ou gourmette, et goinfre à l’occasion. Les herbes, les épices, les fruits, les légumes, les condiments, sans lesquels se nourrir ne répondrait qu’à un besoin vital : j’en aime avant tout le goût, mais les teintes me procurent du ravissement. Les poivrons orange, les choux violets, la menthe, les baies rouge et noire, la grenade, la mangue, les girolles, le safran, le sésame doré… tout… tout passe en ordre constellé devant mes yeux fermés pour un instant.
Mordre la vie, c’est encore se régaler de la mousse entre deux pavés, du craquellement d’un vieux mur de pierres, d’une masse de rouille que l’océan attaque, du reflet d’un vitrail d’église sur ma joue, du passage hâtif d’une voiture à la couleur vive, d’un lacet surprenant sur une basket, ou d’une boucle d’oreille qui flotte sous les mouvements d’un corps.
Je veux voir où cet avion va atterrir. Je veux voir la couleur du sol où il va se poser. Je veux voir….
Mes yeux sont des boites. Mon regard est un coffre. Mes mirettes sont des tiroirs. Mes billes sont collectionneuses. Ma vue est sélective. J’ai l’esprit brocanteur et la mentalité mosaïste.
Soudain……
Un bruit de parquet qui craque…
Quelques sons familiers de l’autre côté de la cloison.
Le pigeon finalement est toujours là à monter la garde. La lumière du jour s’est intensifiée. Le trèfle rouge s’anime dans son pot avec la brise qui circule.
Mon thé est froid.
Les animaux rentrent dans leur tanière.
Une belle journée ensoleillée point.
Une poignée de porte. Quelqu’un approche.
Je repousse les tiroirs de ma mémoire et referme délicatement le couvercle du coffre.
J’ai rêvé d’un ailleurs.
J’ai survolé mon existence.
J’ai déversé des souvenirs enfouis, telle une corne d’abondance.
- Bonjour …. Tu es réveillée depuis longtemps ?
- Cinq minutes …. Cinquante ans … Je ne sais plus.
Mais j’ai besoin de descendre à l’atelier saisir l’instant !
Frédérique Clément