Le ciel est bleu, l’immeuble blanc honoré par le soleil répand sa lumière et pourtant j’ai froid.
Au-dehors, derrière la vitre et ses petites bulles coincées dans le magma devenu solide, une espèce de boîte géante sans couvercle. Les parois intérieures ont été très abîmées par des frottements, griffées, rabotées et creusées par des objets métalliques contondants, ou mouillées par l’eau du ciel. L’ensemble est plutôt grisâtre et monotone. Le soleil ne s’y aventure qu’avec parcimonie et tout au plus quelques heures par jour en plein été.
Nous sommes en été.
La fête de la musique nous l’a annoncé avec fracas et disharmonie hier soir.
Dans cette espèce de boîte ouverte à tous les vents, il y a une autre drôle de boîte en verre et, comme dans les matriochkas, encore dedans ; il y a un grand rectangle rouge.
Il se tient debout, face à moi.
Les rayons du soleil glissent doucement et se déplacent en le frôlant. Grâce aux ombres noires qui le découpent en rondelles parfaites, le soleil y affiche des formes géométriques tantôt rubis, tantôt vermeil, capucine ou géranium avec une précision d’orfèvre. Les traits sont nets, les espaces réguliers.
Il est vraiment très rouge ce rectangle.
Si j’étais pointilleuse, je le dirais même virant au ton framboise.
A propos savez-vous ? J’ai cinq framboises à cueillir sur ma terrasse !
J’adore les framboises.
Le grand rectangle est de couleur framboise…
Je me demande ce qu’il fait là, seul, dans cet univers morne, prisonnier des barreaux ébène et des vitres poussiéreuses.
Il prend une place bien plus grande par son chatoiement que celle qu’il n’occupe en réalité. Mon regard y revient toujours. Il m’attire, il m’hypnotise.
J’ai beau parcourir les montants verticaux en métal noir, les arabesques déformées et de couleurs fanées des vitres sales, j’y reviens en imaginant un coquelicot ou un cornet de sorbet aux cerises et fraises.
J’ai beau arpenter de mon regard le mur de briques, sillonner parmi les différentes tonalités de la terre cuite, examiner la complexité de la dentelle soulignant la toiture, j’y reviens comme sur une tomate cœur de bœuf alléchante, rencontrée au marché.
Il est vraiment rouge ce rectangle.
De ce rouge carmin que le ficus, pourtant envahissant, valorise dans sa cohabitation. Il l’encadre de son vert anglais, puis à coups de petites touches céladon ou vert gazon lorsque le soleil le caresse à son tour.
Le ciel est bleu.
La lumière avance sournoisement. Elle déplace ses découpages, choisit ses morceaux, les recolore. On dirait qu’elle mange l’espace peu à peu.
A cet instant, l’astre préfère foncer l’ambiance avec une couleur lie-de-vin proche d’un rouge indien, et seul, un petit domaine type révolutionnaire bolchevik résiste. Un triangle. Celui-ci clame un rouge écrevisse et hisse son drapeau. Il semble lutter en sentant son envergure se ratatiner comme une peau de chagrin.
Les montants de métal noirs qui passent devant sont eux-mêmes découpés en petits carrés tels des colonnes Buren. On pourrait jouer aux échecs. Le temps de s’imaginer déplacer les figurines sur la façade, les rois et reines sautant de case en case, le soleil a viré. Il l’a abandonné comme lassé, pour voguer sur de nouveaux supports dont il découpera les espaces à sa guise et rehaussera les couleurs.
Il n’est plus vraiment rouge ce rectangle.
Demain sans doute, il le sera de nouveau et il en sera ainsi chaque fois qu’un rayon lumineux s’aventurera au cœur de la matriochka du 44.
Le ciel est toujours bleu. C’est encore l’été pour trois mois.